a) [L'amour-propre, source d'erreur ou d'illusion de l'esprit] Tendance plus ou moins consciente à exagérer sa valeur ou son mérite personnel, généralement au détriment de celui d'autrui. Synon. vanterie, vantardise :22. Lu Xénophon. Il y a des traces de vanterie dans sa relation de la marche des 10.000 et de l'exagération du rôle qu'il y a joué. On remarque pourtant malgré lui que ce rôle était assez subalterne. Le général lacédémonien le traitait fort cavalièrement. La vérité est une chose bien puissante et bien impliable, puisqu'elle se fait jour à travers tous les déguisements de l'amour-propre, dans un auteur qui a écrit il y a 2.000 ans.
B. Constant, Journaux intimes,oct. 1804, p. 147.
23. Tous les peuples avaient leur dieu particulier, et ce n'est qu'en communiquant les uns avec les autres qu'ils ont commencé à reconnaître un dieu universel. Ce n'est pas que chaque homme n'en eût le sentiment en lui-même, mais son amour-propre le portait à croire que le dieu de la nature ne s'occupait que de son pays, et même que de sa seule personne.
J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature,1814, p. 309.
24. ... travaillez donc, creusez-vous la tête, plongez votre âme dans un marais de systèmes, desséchez vos idées d'enfance, vos fraîches idées pleines de simplicité; dites-vous tous les matins et tous les soirs que vous êtes un homme de génie; faites-vous de votre amour-propre une coquille de limaçon où vous puissiez vous enfermer; raillez et exaltez, disputez et intriguez; tout tombera un beau matin devant le faible, l'ignorant regard d'une jeune fille.
A. de Musset, Le Temps,1831, p. 116.
25. − Et il est de l'Académie des sciences pour cela?
− Non pas, de l'Académie française.
− Mais qu'a donc à faire l'Académie française là-dedans?
− Je vais vous dire, il paraît...
− Que ses expériences ont fait faire un grand pas à la science, sans doute?
− Non, mais qu'il écrit en fort bon style.
− Cela doit, dit Monte-Cristo, flatter énormément l'amour-propre des lapins à qui il enfonce des épingles dans la tête, des poules dont il teint les os en rouge, et des chiens dont il repousse la moelle épinière.
A. Dumas père, Le Comte de Monte-Cristo,t. 2, 1846, p. 149.
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En partic. Amour-propre d'auteur. Défaut d'un auteur qui s'exagère l'importance de son œuvre : 26. L'extrait que Minette avait fait de l'ouvrage de M. de Bonstetten avait tellement éveillé son amour-propre qu'il ne pouvait plus finir de parler de ses ouvrages. Les jouissances de l'amour-propre d'auteur ont quelque chose d'un plaisir physique. Tous les traits s'épanouissent et il y a visiblement dans toute la personne une titillation voluptueuse.
B. Constant, Journaux intimes,août 1804, p. 126.
27. Plaisant mot de Schlegel, caractéristique de son amour-propre d'auteur. Je lisais une épître de lui à un de ses amis, et je vis dans une note que cet ami était mort peu de temps après. Je lui en parlai. « Oui, me répondit-il, il mourut vers ce temps-là, âgé de 27 ans. Mais il eut pourtant le temps de recevoir mon épître avant de mourir. » Ne dirait-on pas que la destination de cet ami était surtout de lire l'épître de Schlegel, et que, l'ayant lue, il devait être content!
B. Constant, Journaux intimes,sept. 1804, p. 136.
28. ... c'était une petite note apologétique en quatre pages, dans laquelle l'ami de l'auteur, ou probablement l'auteur lui-même, marque sa place entre Tacite et Bossuet; où l'on prouve qu'il a plus de profondeur que Montesquieu, des aperçus plus fins, plus philosophiques que Voltaire, (...) etc. Combien d'occasions n'a-t-on pas de s'écrier avec MmeDeshoulières : l'amour-propre est, hélas! le plus sot des amours.
V. de Jouy, L'Hermite de la Chaussée d'Antin,t. 2, 1812, p. 44.
29. J'ai cru remarquer, Adèle, que tu me croyais de l'amour-propre et même, tranchons le mot, de la vanité. Cette observation a dû m'affliger. Si tu as raison, si je suis vain en effet, je dois gémir de ce que, parmi mes nombreux défauts, il se trouve celui que je déteste et que je méprise le plus au monde. Si tu te trompes, si tu prends pour de l'amour-propre une fierté, ou, si tu veux, un orgueil que je m'avoue à moi-même et dont même je m'applaudis, je dois déplorer bien plus encore d'être mal jugé par le seul être sans l'estime duquel je ne puisse vivre, surtout si ce qui lui semble un défaut (et le dernier de tous!) est à mon gré la première qualité de tout homme qui se sent quelque dignité dans l'âme.
V. Hugo, Lettres à la fiancée,1821, p. 60.
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P. ext. Aveuglement, p. exagér., sur sa valeur personnelle : 30. On croit le sourd malheureux dans la société. N'est-ce pas un jugement prononcé par l'amour-propre de la société, qui dit : « Cet homme-là n'est-il pas trop à plaindre de n'entendre pas ce que nous disons? »
Chamfort, Maximes et pensées,1794, p. 18.
31. ... j'ai lu les critiques qu'ils ont faites de mes premiers ouvrages, j'y ai remarqué du goût, de l'esprit, du talent, du savoir. S'ils m'ont paru quelquefois aller trop loin, j'ai pensé, ou que mon amour-propre me trompoit, ou qu'ils étoient emportés malgré eux au delà des bornes, par cette chaleur d'opinion dont on a tant de peine à se défendre.
F.-R. de Chateaubriand, Les Martyrs,t. 1, 1810, p. 109.
32. ... ce rythme qui nous est particulier et qui nous constitue, qu'autrui devine dans notre démarche, dans nos gestes spontanés, dans nos paroles, grâce à l'amour qu'il nous porte. La connaissance de notre existence la plus unique, que notre amour-propre même nous dissimule profondément, est aussi difficile à atteindre que l'image inconnue de notre visage ou de nos épaules sous les mortes effigies qu'en peuvent donner le miroir ou la photographie. Il n'est d'autre moyen, pour saisir cette harmonie ou cette loi particulière que d'échapper au temps par la contemplation du temps, de percevoir, l'oreille tendue, cette mélodie entre toutes les autres, qui est notre destinée.
A. Béguin, L'Âme romantique et le rêve,1939, p. XI.
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Désir inconsidéré de passer pour une personne très intéressante ou pour l'être central d'un groupe : 33. ... M. Valenod (...) apprit des choses les plus mortifiantes pour son amour-propre. Cette femme, la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde (...) venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur.
Stendhal, Le Rouge et le Noir,1830, p. 118.
34. L'amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant de respects (...) daignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler à de l'amitié.
Stendhal, Le Rouge et le Noir,1830pp. 302-303.
b) [L'amour-propre source de déviation du jugement moral] Tendance immodérée, voire maladive, à rechercher les prévenances, les louanges, les honneurs ou la popularité. Synon. vanité.Rechercher des satisfactions d'amour-propre : 35. Ôtez l'amour-propre de l'amour, il en reste trop peu de chose. Une fois purgé de vanité, c'est un convalescent affaibli, qui peut à peine se traîner. L'amour, tel qu'il existe dans la société, n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.
Chamfort, Maximes et pensées,1794, p. 61.
36. ... quelles seraient les conséquences de ces succès [militaires], même pour la nation conquérante? N'ayant aucun accroissement de bonheur réel à en attendre, en ressentirait-elle au moins quelque satisfaction d'amour-propre? Réclamerait-elle sa part de gloire? Bien loin de là. Telle est à présent la répugnance pour les conquêtes, que chacun éprouverait l'impérieux besoin de s'en disculper. Il y aurait une protestation universelle, qui n'en serait pas moins énergique pour être muette.
B. Constant, De l'Esprit de conquête et de l'usurpation,1813, p. 165.
37. ... ce qui me paraît distinguer bien honorablement cette société d'hommes à talens, c'est une bienveillance réciproque qui semble exclure tout sentiment d'amour-propre. − Ne vous y fiez pas, lui répondis-je; en fait d'amour-propre, nous avons ici ce qu'il y a de mieux. Vous voyez bien ce grand garçon qui se balance dans sa chaise d'un air si nonchalant; il a trouvé le moyen (et cela n'était pas facile) d'avoir plus de vanité que de mérite; sa politesse n'est qu'une manière de vous avertir de prendre garde à lui.
V. de Jouy, L'Hermite de la Chaussée d'Antin,t. 4, 1813, p. 224.
38. Si mon fils épousait la femme de chambre de sa mère, dans ce monde où il voudrait t'introduire, l'opinion te repousserait, lui-même s'en apercevrait. C'est dans toi qu'il serait humilié, et bientôt il ne t'aimerait plus; car l'amour-propre est malheureusement le premier mobile de l'amour.
E. Scribe, A.-F. Varner, Le Mariage de raison,1826, I, 2, p. 393.
39. ... tout le coron se groupa autour de lui [d'Étienne]. Ce furent des satisfactions d'amour-propre délicieuses, il se grisa de ces premières jouissances de la popularité : être à la tête des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore était un manœuvre, l'emplissait d'orgueil, agrandissait son rêve d'une révolution prochaine, où il jouerait un rôle.
É. Zola, Germinal,1885, p. 1281.
40. Pour des populations très nerveuses, affolées d'amour-propre, le sport n'est pas une détente, il est un irritant et il s'ajoute aux irritants de la vie pratique, du travail, de la profession, de la famille. Il y avait beaucoup de spleenétiques en Angleterre, vers 1830. Il y a beaucoup de neurasthéniques en France, vers 1930. Et plus on exténuera les gens à force de convoitises, plus on créera de neurasthéniques.
J.-R. Bloch, Destin du Siècle,1931, p. 136.
41. ... même si l'on érige en principe de la morale l'intérêt personnel, il ne sera pas difficile de construire une morale raisonnable, qui ressemble suffisamment à la morale courante, comme le prouve le succès relatif de la morale utilitaire. L'égoïsme, en effet, pour l'homme vivant en société, comprend l'amour-propre, le besoin d'être loué, etc.; de sorte que le pur intérêt personnel est devenu à peu près indéfinissable, tant il y entre d'intérêt général, tant il est difficile de les isoler l'un de l'autre.
H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion,1932, p. 91.
Rem. Il peut s'agir, à la limite, d'une satisfaction complaisante à l'égard de sa propre pers. Synon. narcissisme :
42. Lorsque je m'aimais moi-même, je mettais à tout un intérêt d'amour-propre; j'étais content de tout ce qui venait de moi ou y tenait; je voulais me le retracer ou le retracer aux autres; j'étais toujours dans cette disposition vaniteuse dont parle Pascal et pouvais dire : moi qui écris ces pages obscures et secrètes, j'ai peut-être au fonds l'envie de plaire à d'autres ou à moi-même...
Maine de Biran, Journal,1821, p. 308.
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En partic. Désir de se faire valoir ou d'être applaudi à bon compte en société, en public; avec souvent une idée de rivalité, d'envie ou de jalousie : 43. L'expérience avait assez montré le danger et le vide de ces délibérations depuis 1789. On avait appris que toute assemblée nombreuse où les lois se discutent n'est qu'une arène ouverte aux passions, à l'amour-propre, à l'ambition des chefs de partis, et que les moins clairvoyants ne pouvaient se dissimuler qu'en rouvrant cette carrière, on s'exposait à tourmenter, à échauffer des têtes encore pleines de révolution, qu'il fallait bien plutôt calmer et refroidir.
Maine de Biran, Journal,1816, p. 136.
44. J'ai vu plus d'une fois jouer la comédie du génie et de l'amour-propre, naître des haines mortelles entre des gens de lettres parce que l'un avait été applaudi au moins quarante secondes de plus que l'autre.
J. Guéhenno, Journal d'une« Révolution », 1938, p. 165.
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P. ext. Désir de recueillir des louanges pour des qualités seulement simulées; tromperie par vanité : 45. Des gens bien informés, qui nous sont arrivés dernièrement de la Chaussée-d'Antin, nous ont assuré que l'ennui se glisse quelquefois jusque dans les hôtels de la rue Caumartin : les habitants de ce quartier ont l'amour-propre de paraître heureux, et font tout ce qu'ils peuvent pour faire croire qu'ils le sont en effet. On m'a dit qu'on y dépensait des millions pour acheter de la gaîté qui ne se vend point...
V. de Jouy, L'Hermite de la Chaussée d'Antin,t. 1, 1811, p. 108.
46. Sienne, ville d'esprit (...) ne partage point les préjugés des Florentins; mais son amour-propre est intéressé à nous dire qu'elle sait, par tradition, que plusieurs figures de la sacristie de Sienne furent peintes par Raphaël.
Stendhal, Hist. de la peinture en Italie,t. 2, 1817, p. 405.
Rem. 1. Autres syntagmes fréq. mouvement d'amour-propre, plaisirs d'amour-propre, pointe d'amour-propre, succès d'amour-propre; amour-propre flatté, amour-propre légitime. 2. Autres syntagmes rencontrés triomphe d'amour-propre, les ressorts de l'amour-propre; exciter l'amour-propre.