MATÉRIALISER, verbe trans.
A. − Donner une nature matérielle, transformer en matière. 1. Emploi trans. a) SPIRIT. Rendre visible et tangible (l'esprit évoqué). Un médium de métier est toujours médiocre. On en cite d'illustres. On a pu photographier leurs phantasmes. Aigles qui volent, dames qui offrent une gerbe de fleurs (...). Les images qu'ils matérialisent et que l'objectif enregistre, ne viennent, hélas! que d'eux (Cocteau, Fin Potomak, 1940, p.98).
b) [Le compl. désigne un principe spirituel] Mettre au rang de la matière: 1. Kant avait établi le dualisme philosophique, reconnu l'empire de l'âme et des sensations. Fitche [sic] et Schelling ont voulu ramener la philosophie à l'unité: l'un a matérialisé l'âme en la confondant avec l'univers. Schelling tend à diviniser la nature en prêtant une âme à ses diverses puissances.
Chênedollé, Journal, 1824, p.129.
2. Emploi pronom. passif. Prendre une apparence matérielle. Une sylphide à qui l'envie aura pris de se matérialiser (Brillat-Sav., Physiol. goût, 1825, p.242).Votre sourire me fait penser au fantôme du chat qui ne se matérialisait jamais, et dont on ne voyait qu'un ravissant sourire de chat, flottant dans l'air (Malraux, Cond. hum., 1933, p.266).− PHYS. [En parlant d'une forme d'énergie] Se transformer en matière. Anton. se dématérialiser.V. dématérialiser ex., électron ex.
B. − Faire apparaître, souligner l'aspect matériel (d'une entité). Oui, ajouta Madame Gérard, qui craignait qu'on ne matérialisât trop le vieillard aux yeux d'Henriette, il y a autre chose à apprécier dans la vie de province que le côté grossièrement animal (Duranty, Malh. H. Gérard, 1860, p.150).V.
coeur ex. 67.
♦ Donner à quelque chose un caractère matériel qu'il n'a pas à l'origine. L'Islam, qui matérialise le christianisme, était à sa mesure [de Loti]; et c'est pourquoi il l'a tant chéri (Mauriac, Gds hommes, 1949, p.210).
♦ [Le compl. désigne une pers. ou une collectivité] Rendre attaché à tout ce qui est matériel. L'esprit industriel matérialise la société, en réduisant tous les rapports des hommes entre eux à l'utilité (Vigny, Journ. poète, 1839, p.1030).
− Emploi pronom. passif. Prendre l'apparence de quelque chose qui est dominé par la matière. Elles [certaines affections] se matérialisent, s'avilissent et s'éteignent, parce que l'amour divin ne les inspire et ne les gouverne plus (Sand, Lélia, 1839, p.526).Frappez-les [les accents]: (...) elle [la phrase] se matérialise, s'alourdit et rampe (Mocquereau, Nombre mus. grégor., 1927, p.548).
C. − Usuel. [Le compl. d'obj. désigne une abstraction, une création de l'esprit ou qqc. qui est conçu abstraitement] 1. Donner une forme concrètement sensible, représenter concrètement. Synon. concrétiser.♦
Qqn matérialise qqc.1(dans, en, par, sous forme de qqc.2).Matérialiser ses conceptions. Pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur (Mirbeau, Journal femme ch., 1900, p.34).Cependant, d'incroyables maladresses (Tirelli seul devant Ranouil expédia le ballon au-dessus de la transversale) empêchaient Ajaccio de matérialiser sa domination (L'Équipe, 6 févr. 1967, p.4, col. 6):2. ... la conséquence correcte est l'exception. Et cette correction elle-même est un artifice de logicien, artifice qui consiste, comme tous ceux qu'invente l'esprit contre soi-même, à matérialiser les éléments de pensée, ce qu'il appelle les «concepts», sous forme de cercles ou de domaines...
Valéry, Variété V, 1944, p.313.
♦ Qqc.2matérialise qqc.1La grande sculpture égyptienne matérialise cette abstraction et formule dans le granit un idéal géométrique (Faure, Hist. art, 1909, p.51).La route de Bapaume-Cambrai matérialisait donc l'axe de marche initial de notre progression (Joffre, Mém., t.2, 1931, p.239).On représente souvent les postes de travail par des clous ou des épingles à tête de couleur réunis entre eux par des fils de couleur matérialisant les circuits (Brunerie, Industr. alim., 1949, p.151).
♦ Qqc.1se matérialise (en, par qqc.2).Le phlegmon se matérialisait en une image vive, il le voyait énorme, barrant la trachée; encore un peu de gonflement, l'air ne passerait plus (Zola, Joie de vivre, 1884, p.920).L'idée génératrice d'un poème se développe en des milliers d'imaginations, lesquelles se matérialisent en phrases qui se déploient en mots (Bergson, Évol. créatr., 1907, p.320).
− Rare. [Le compl. d'obj. désigne qqc. qui est perçu par l'ouïe] Rendre sensible dans l'espace, à la vue. Je me vois obligé à réprouver l'audace du chorégraphe sacrilège «matérialisant» Chopin (Levinson, Danse, 1924, p.120).
2. Rendre effectif, réel; faire entrer dans le domaine de la réalité. Synon. réaliser.Ses personnages [de Watteau] esquissent le songe de l'amour physique, et ne le matérialisent jamais (Mauclair, De Watteau à Whistler, 1905, p.7).Sitôt qu'il s'agit de matérialiser pratiquement nos rêves, nous constatons que le problème demeure indéterminé (Teilhard de Ch., Phénom. hum., 1955, p.316).− Emploi pronom. passif. Cette orientation (...) va se matérialiser par la mise en marche en 1947 d'un grand réacteur de quarante mille kilowatts thermiques (Goldschmidt, Avent. atom., 1962, p.73).Si la dissuasion nucléaire venait à perdre de son pouvoir, (...) nous pourrions courir de graves dangers qui se matérialiseraient sans doute au moins sur le mode indirect (Beaufre, Dissuasion et strat., 1964, p.153).
REM. 1. Matérialisable, adj.Qui peut être matérialisé. a) Rare. [Correspond à matérialiser A] Si nous accepterions peut-être (...) la matérialité du cerveau en tant qu'appareil destiné à fournir la pensée asservie, ce qui coule dans cet appareil, l'information, matière première de la pensée, nous semble difficilement matérialisable (David, Cybern., 1965, p.70).b) [Correspond à matérialiser C 1] Le modèle contient des hypothèses dynamiques uniquement axées sur les aspects matérialisables des activités humaines (J.Delaunay, Halte à la croissance, Paris, Fayard, 1972, p.250).
2. Matérialisé, -ée, part. passé et adj.Voie matérialisée. Voie de circulation délimitée par des lignes continues ou discontinues, peintes sur la chaussée. Sur une route comportant un nombre impair de voies matérialisées, je me place dans la voie du milieu [pour tourner à gauche] (Code Rousseau, s. d., p.93).
Prononc. et Orth.: [mateʀjalize], (il) matérialise [-i:z]. Att. ds Ac. dep. 1835. Étymol. et Hist. 1. 1748 «réduire au domaine de la matière» (La Mettrie, L'Homme machine, p.10, Textes choisis, Éd. Sociales, pp.147-148 ds Quem. DDL t.25); 2. 1754 «représenter sous une forme concrète» (Formey, Mélanges philosophiques, I, 272 ds Gohin, p.280); 3. 1823 se matérialiser (Boiste). Dér. sav. de matériel*; suff. -iser*. Fréq. abs. littér.: 106.